La guerre en Ukraine, voulue par Vladimir Poutine, n’a pas laissé indemne l’appareil de propagande du Kremlin. Dans la foulée des premières incursions russes en territoire ukrainien, les Européens ont adopté toute une batterie de sanctions, parmi lesquelles le bannissement des médias RT et Sputnik du territoire européen. Un revers qui pourrait précipiter le pivot opéré sur le continent africain depuis maintenant plusieurs années.
Moscou s’échine en effet à rebâtir les liens qui connectaient jadis l’URSS à l’Afrique, tout en se projetant – par le biais de projets logistiques ou de soutiens militaires (mercenaires de Wagner, conseillers) – sur de nouveaux territoires. Bousculant au passage, et c’est aussi l’objectif, les ex-puissance coloniale que sont la France et la Grande-Bretagne. L’abstention de 17 pays africains, lors du vote sur une résolution à l’ONU condamnant l’attaque russe sur l’Ukraine, n’est finalement qu’une des nombreuses illustrations de cette influence grandissante du pouvoir russe sur le continent.
Sur le terrain de l’information, la Russie est également active. On a parlé maintes fois ici de la capacité de nuisance des trolls russes en Afrique – ils ne sont d’ailleurs pas les seuls. Il y a encore deux semaines, Facebook supprimait plusieurs comptes qui opéraient dans plusieurs pays, dont le Nigeria, le Cameroun et le Congo. Mais c’est surtout dans la diffusion des contenus que tout semble s’accélérer.
Un « hub » médiatique russe en Afrique
Le 10 février dernier, soit deux semaines avant le début de l’invasion russe, RT France annonçait l’ouverture prochaine de son « hub » africain, basé à Nairobi, au Kenya, appelant ses futurs « journalistes » à postuler. Et l’entreprise russe se donne les moyens de couvrir le continent : selon le chercheur Colin Gerard, de l’Institut français de géopolitique, la maison-mère du groupe a enregistré fin janvier de nombreux noms de domaines (du type rtafrica.online ou africa-rt.com). Un hub prêt à accélérer le débit du torrent de contenus pro-russes sur le continent.
Alors que l’accès à l’ensemble des sites de RT est bloqué sur le territoire européen depuis hier, TV-Novosti, maison-mère du groupe RT, a enregistré fin janvier plusieurs NDD en vue du lancement de son « hub » africain à Nairobi, dont on ne connaît pas encore la date exacte. pic.twitter.com/ZqemxfuecG
— Colin Gerard (@_ColinGerard) March 3, 2022
Accélérer car les articles des filiales françaises de RT et Sputnik (avant leur blocage) étaient déjà bien consultés en Afrique. Par exemple, le Burkina Faso était le 4e pays de consultation de la version francophone du site Sputnik en janvier dernier (en forte progression d’ailleurs).
Sur les réseaux sociaux, les médias russes ont aussi mis le paquet, misant sur des campagnes de pubs tous azimuts. Des campagnes qui se sont avérées payantes, explique une toute récente étude de l’Institut sud-africain pour les affaires internationales : « Entre novembre 2017 et janvier 2018, on a constaté une augmentation significative du nombre d’abonnés à la page Facebook de RT France (de 50 000 à 850 000), dont la grande majorité provient de pays du Maghreb et d’Afrique subsaharienne. » Le réseau social de Mark Zuckerberg, au vu du nombre d’utilisateurs et des services qu’ils proposent sur le continent (Free Basics, Discover), est une formidable porte d’entrée vers les consciences africaines.
Des partenariats avec de nombreux médias africains
Mais cela ne s’arrête pas là. Depuis maintenant plusieurs années, RT et Sputnik nouent divers partenariats, notamment de syndication (de reprise de contenus), avec de nombreux médias africains, plutôt satisfaits d’élargir leur production à des sujets internationaux. En 2019, par exemple, la Radiotélévision nationale congolaise (RTNC) a signé un accord avec Sputnik pour un échange régulier de contenus en français et en anglais. Cette année-là, la télévision érythréenne a fait de même avec Russia Today International Network : outre une reprise des programmes, le partenariat comprenait la formation de journalistes. Afrique du Sud, Algérie, République du Congo, Egypte sont d’autres pays dans lesquels de tels accords ont aussi été conclus.
Ainsi, selon l’Institut sud-africain pour les affaires internationales, « pas moins de 4 000 sites d’information en ligne en Afrique republient du contenu provenant de médias parrainés par le Kremlin ».
S’il est difficile de mesurer l’impact de cette offensive médiatique russe sur le continent, force est de constater que la vision du Kremlin sur les affaires internationales – notamment, dernièrement, en ce qui concerne la guerre en Ukraine – rejaillit de bien des manières en Afrique : manifestation pro-russe et « contre le nazisme » à Bangui, commentaires acerbes contre la politique de l’Otan en Europe sur les réseaux sociaux…
La capacité de nuisance serait telle qu’elle ferait peur aux gouvernants eux-mêmes. Un diplomate français, commentant l’abstention des pays africains à l’ONU sur la question ukrainienne, confiait récemment au journal Le Monde que ces pays n’avaient pas « peur d’une offensive militaire de type Wagner, mais d’être l’objet d’une offensive de désinformation manipulant l’opinion qui a atteint un tel point qu’elle provoque une forme de tétanisation chez certains de nos partenaires. » (Photo : le président sud-africain Cyril Ramaphosa et son homologue russe Vladimir Poutine lors du Sommet Russie-Afrique de Sotchi, en 2019. Crédit : GovernmentZA / Flickr / CC)