Facebook : au Kenya, l’enfer de la modération pour 1,50$ de l’heure

C’est une enquête édifiante que vient de livrer le magazine Time, une nouvelle plongée vertigineuse dans l’univers – que l’on sait bien glauque – de la modération sur les réseaux sociaux. Sauf que cette fois elle concerne l’Afrique, continent peut prospecté sur cette question, et qu’elle interroge une nouvelle fois sur les discours bienveillants des grandes entreprises californiennes à l’égard de ses habitants.

Le Time nous emmène à Nairobi, au Kenya. Dans cette ville tentaculaire de 4,5 millions d’habitants, aux abords d’un bidonville, se trouve un bâtiment où 200 travailleurs venus de toute l’Afrique s’affairent sur des ordinateurs, les uns collés aux autres. Ils modèrent du contenu. Pas directement pour Facebook, mais pour l’un de ses sous-traitants, une société baptisée Sama, estampillée “IA éthique”, dont le siège se trouve également en Californie.

Comme pour bien d’autres personnes autour de la planète, leurs journées n’est qu’accumulation, sous leurs yeux, de contenus plus ou moins violents. Parfois des images anodines, signalées abusivement. Souvent des photos ou vidéos d’agression, de meurtre ou de suicide qu’ils doivent supprimer. Chaque modérateur a ainsi 50 secondes par contenu pour prendre une décision.

De nombreux travaux journalistiques ont déjà documenté les conséquences psychologiques de ces tâches répétitives. En 2019, une enquête menée par un collectif de journalistes montrait par exemple toute la pression qui pesait sur le millier d’employés de Cognizant, à Phoenix aux Etats-Unis, pour un salaire inférieur à 30 000 dollars par an. Autant dire qu’au Kenya, nous ne sommes même pas sur les mêmes standards…

Un rôle central en Afrique subsaharienne pour 1,50 dollar de l’heure

Selon le magazine Time, les 200 salariés de Sama à Nairobi turbinent pour 1,50 dollar de l’heure – après impôts pour les Kényans, les étrangers ayant un salaire à peine plus enviable. Quoi qu’il en soit, ces travailleurs sont parmi les sous-traitants du géant californien les moins bien payés au monde. Pourtant leur rôle est central : « Depuis 2019, cet immeuble de bureaux […] est l’épicentre de la modération de contenu de Facebook pour toute l’Afrique subsaharienne », écrit Billy Perrigo, le journaliste.

On retrouve dans la description qu’en fait le Time – témoignages et documents internes à l’appui -, tout ce qui fait de ces emplois un petit enfer : en plus des contenus déstabilisant à modérer, les salariés doivent endurer des cadences de travail effrénées et accepter intimidations et pressions en tout genre, assure le magazine. Certains ont démissionné. Mais beaucoup ne peuvent se le permettre.

Une externalisation de la modération qui inquiète

Pourtant Sama se targue d’offrir à ses salariés un « travail numérique digne » et d’avoir sorti 50 000 personnes dans le monde de la misère. Répondant à l’enquête du journaliste Billy Perrigo, Meta (ex-Facebook) a assuré de son côté qu’il prenait très au sérieux sa responsabilité envers ses modérateurs de contenu et exigeait de ses partenaires qu’ils « fournissent une rémunération, des avantages et une assistance parmi les meilleurs de l’industrie ».

Depuis plusieurs années maintenant, le géant américain est pointé du doigt pour sa responsabilité, justement, dans les conditions de travail de ses modérateurs, via ses sous-traitants. La lanceuse d’alerte Frances Haugen avait également souligné ces lacunes.

En 2020, l’entreprise s’était engagée à verser en moyenne 1000 dollars (880 euros) à chacun de ses travailleurs de l’ombre ayant exercé en Californie, en Arizona, au Texas et en Floride depuis 2015 – 52 millions de dollars au total. Elle a aussi déployé depuis certaines fonctionnalités techniques permettant de mieux protéger ses modérateurs – des outils d’ailleurs peu employés face à la cadence de travail, souligne l’enquête du Time. Une enquête qui fait apparaître, en filigrane, les dérives de l’externalisation de la modération dans les pays en développement, un phénomène en pleine croissance.

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