Coupures internet : un déni de démocratie autant qu’un frein au développement

Cet article, rédigé par Tomiwa Ilori et  Magnus Killander, a été initialement publié sur le site The Conversation, à cette adresse

Régulièrement souligné par les économistes, le lien entre développement et accès à l’information a été initialement théorisé par Amartya Sen, qui a reçu le prix Nobel en 1998 pour ses travaux sur l’économie du bien-être.

De plus en plus, l’accès à internet joue ainsi un grand rôle dans le développement des pays. Un droit que l’ONU décrit en ces termes :

“Toute personne humaine et tous les peuples ont le droit de participer et de contribuer à un développement économique, social, culturel et politique.”

Aujourd’hui, tous les pays d’Afrique ont accès à internet, bien que la fracture numérique reste énorme à l’intérieur des pays et entre eux.

Dans une récente publication, l’un des auteurs de cet article, Tomiwa Ilori, a entrepris d’analyser, avec quelques collègues, l’effet des perturbations de réseaux sur les droits humains et l’évolution démocratique en Afrique sub-saharienne. Le résultat est sans appel : les coupures internet entravent le droit au développement et sont une menace pour la transition démocratique. 

Parmi les solutions évoquées dans cette publication, on retrouve notamment les sanctions par des cours internationales, la présence du secteur privé dans le paysage des télécommunications et l’ouverture à la concurrence des opérateurs. Ensemble, ils peuvent contribuer à assurer une gouvernance démocratique de la politique numérique.

Les coupures d’internet en Afrique, toute une histoire

Autrement appelées “perturbations de réseau”, les coupures internet sont définies comme suit [par Tina Freyburg et Lisa Garbe dans “Blocking the Bottleneck:Internet Shutdowns and Ownership at Election Times in Sub-Saharan Africa“, International Journal of Communication, 2018, ndt] :

“La perturbation volontaire d’internet ou des télécommunications les rendant inaccessibles ou inutilisables pour une population spécifique dans une localisation particulière.”

Le tout premier cas de coupure internet en Afrique sub-saharienne remonte à 2007, en Guinée. Depuis, l’impact dévastateur des coupures internet dans la région n’est plus à prouver

Les gouvernements responsables de ces coupures évoquent plusieurs arguments, du besoin d’assurer la sécurité nationale et l’ordre public à la nécessité d’empêcher les tricheries lors des examens scolaires.

Pour autant, notre étude a montré que la véritable raison se cache souvent dans la volonté de dissimuler d’horribles violations des droits humains, notamment lors d’événements politiques, et d’empêcher les rassemblements citoyens et restreindre leur accès à l’information. L’un des exemples les plus récents est à chercher en Ethiopie, où l’internet a été coupé pendant deux semaines avant d’être partiellement rétabli à la mi-juillet 2020.

Un article de recherche publié en 2019 a montré que, sur les 22 pays africains qui avaient coupé internet ces dernières années, 17 avaient à leur tête des régimes autoritaires, c’est-à-dire des Etats dans lesquels le pouvoir est accaparé par une poignée de personnes et dans lesquels les gouvernements l’exercent de manière arbitraire. Les cinq pays restant étaient classé parmi les “régimes hybrides”, soit des pays où l’on trouve quelques éléments de démocratie entremêlées à des pratiques autoritaires. 

Les droits humains bafoués

D’après notre étude, les coupures internet affectent tout autant les droits civils et politiques que socio-économiques, y compris la liberté d’expression, le droit à l’accès à l’information, la liberté d’association, le droits aux rassemblements pacifiques, le droit à la participation à la vie politique, le droit à la santé physique et mentale et le droit à l’éducation.

A partir de ce travail de recherche, il s’avère que les droits humains – tel qu’ils sont inscrits dans les constitutions africaines et les institutions internationales – a été grossièrement violé. Par exemple, entre 2017 et 2018, le gouvernement du Cameroun a interrompu l’accès à internet pendant plus de 230 jours dans la région anglophone. Cela a violé des droits fondamentaux tels que la liberté d’expression, d’association et de réunion prévus par la Constitution camerounaise. Un tel acte va également à l’encontre de l’appel du Conseil des droits de l’homme des Nations unies aux États de s’abstenir de prendre des mesures qui empêchent l’accès à l’information en ligne.

La Somalie en 2017 est un exemple de la manière dont les coupures internet ont affecté les droits socio-économiques. Sans accès aux documents en ligne pendant trois semaines, les citoyens ont été privés des services de santé. L’aide humanitaire a également été entravée. Le rapporteur spécial de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples sur la liberté d’expression et l’accès à l’information a récemment souligné l’importance de l’accès à internet dans le contexte de la pandémie de covid-19.

Le coût économique des coupures internet s’est également avéré important. Selon la Collaboration on International ICT Policy for East and Southern Africa (CIPESA), les pertes cumulées dues aux perturbations d’internet dans la région se sont élevées à 237 millions de dollars [199 millions d’euros, ndt]  entre 2015 et 2017.

Et maintenant ?

Les tribunaux peuvent jouer un rôle important en offrant des recours. Deux exemples illustrent ce point. Le premier est celui du Zimbabwe, où, en janvier 2019, la Haute Cour a jugé que le gouvernement avait outrepassé ses pouvoirs en ordonnant la coupure d’internet lors d’une manifestation nationale. De même, en juin 2020, la Cour de justice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) s’est prononcée contre une coupure internet décidée par le gouvernement togolais en 2017. La Cour a déclaré que le gouvernement avait violé les droits des citoyens qui protestaient pour des réformes constitutionnelles dans le pays.

En outre, le secteur privé, en particulier les fournisseurs d’accès à internet, doit être reconnu comme un acteur important, tout comme la société civile. La collaboration de ces deux types d’acteurs pourrait leur permettre de jouer un rôle plus important dans la lutte contre les coupures. A l’image de ce que fait la Global Network Initiative. Celle-ci accueille des acteurs privés, des individus issus de la société civile et du monde universitaire dans une série d’efforts visant à intégrer les droits de l’homme dans la politique numérique.

Les acteurs étatiques et non étatiques doivent s’engager à respecter un ensemble de règles communes sur les principaux domaines thématiques des droits numériques en Afrique, qui implique toutes les parties prenantes, y compris les entreprises privées et la société civile.

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